Le mécénat par projet



ou comment financer l'économie libre


Lorsqu'une idée a été trouvée, rien ne fait obstacle à son usage par tous, sinon la propriété intellectuelle elle-même. Alors que la propriété tout court rend possible l'appropriation d'un objet, le droit de propriété intellectuelle la restreint. Mourir d'une maladie dont le remède existe déjà n'est pas comme envier le propriétaire d'une paire de mocassins qu'on voudrait porter à sa place : ce n'est pas seulement injuste au sens ordinaire du terme, c'est inutile, "inefficient" au sens économique.

Daniel Cohen



Le financement des biens communs (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_commun) nous confronte au dilemme classique : financement élevé par le biais d'une privatisation de ces biens (copyright), ou financement anémique par le don ; nous laisserons de côté le financement public, dont la portée est entravée par un champ d'application restreint, et au-delà, par la prééminence du discours libéral qui tend à l'oblitérer. Comment dès lors financer “l'économie libre” ? Chaque créateur de logiciel libre, chaque artiste produisant des oeuvres sans copyright pourrait-il vivre de son travail, tout en en faisant don à l'humanité ? Ce rêve là passe par une simple évolution du mécénat classique : ce que l'on pourrait appeler le mécénat par projet.

Le mécénat classique, c'est le don. Son efficacité diminue à mesure que le nombre de donateurs potentiels s'accroît. Plus il y a de donateurs, plus la part de chacun d'eux dans le financement global s'amenuise ; par conséquent, le succès ou l'échec du financement ne dépend plus de la décision individuelle de chacun. Pire : si je suis le seul à faire un don, non seulement le financement et complètement insuffisant, mais j'ai en plus perdu mon argent. Le mécénat classique, en d'autres termes, échoue au regard de la théorie des jeux (théorie qui considère les agents économiques comme des calculateurs et des égoïstes ; c'est un postulat qui permet de raisonner “dans le pire des cas” : la réalité nous invite à plus d'optimisme).

Le mécénat par projet résout ce problème classique du passager clandestin. Comment décourager les comportements attentistes, et encourager la prise de risque que constitue le don ? En fixant tout simplement un seuil en-deçà duquel le financement ne se réalise pas. Imaginons un artiste souhaitant financer l'enregistrement d'une chanson. Il évalue le coût de son projet à 5000 €. Il fait appel à ses admirateurs pour le financer. Ceux-ci effectuent des promesses de dons qui ne se réaliseront qu'à partir du moment où la somme quêtée atteindra le seuil de 5000 €. Du point de vue du donateur, cela change tout : il n'y a aucun risque à engager de l'argent puisque celui-ci ne sera effectivement prélevé que si les 5000 € sont atteints. Mieux : chacun donne selon ses moyens et ses préférences ; je suis libre de donner 1 euros comme 100 euros, selon que je suis ou pas un inconditionnel de l'artiste.

Du point de vue de la théorie des jeux, cette amélioration est-elle décisive ? Autrement dit, atteint-on un équilibre de Nash compatible avec ce mode de financement ? Nous avons vu que le don classique, ne permet pas d'atteindre un tel équilibre, dès lors que les donateurs sont nombreux : le choix individuel de chacun des donateurs n'influençant quasiment pas la concrétisation du projet, la meilleure stratégie est celle du passager clandestin (“les autres paieront pour moi”). L'équilibre de Nash, dans ce cas, aboutit à un financement nul.

L'introduction d'un seuil critique de financement modifie les stratégies. Tant que les sommes collectées sont inférieures au seuil, promettre de donner ne coûte rien au donateur, qui est ainsi invité à révéler ses préférences. A mesure que la quête s'approche du seuil critique, le donateur peut être tenté par la stratégie du passager clandestin : mettons qu'il évalue à 80% l'espoir que d'autres paient à sa place. Il ne va donc, pour rester sur sa courbe d'indifférence, financer le projet qu'à hauteur de 20% de l'utilité escomptée.

Relevons le seuil critique de financement : cette fois ci, l'espoir que d'autres paient à la place du donateur chute, car une majorité de donateurs a déjà révélé ses préférences. Si cet espoir n'est plus que de 20%, alors le donateur restant va financer le projet à hauteur de 80% de son utilité. Les sommes drainées seront donc meilleures, si tant est que nous parvenions à atteindre le seuil critique. Comment en être certain ?

Supposons que l'information soit parfaite : tous les donateurs se connaissent et savent quelles sont les utilités des autres. S'il reste 100 donateurs, dont les utilités sont équivalentes à 100 € (somme maximum qu'ils sont prêts à débourser), et admettons qu'il manque 8000 € pour atteindre le seuil critique de réalisation du projet. Un des donateurs se dit : “je ne vais rien donner du tout : les 99 autres donateurs sont prêts à donner 99 x 100 = 9900 €, c'est plus qu'il n'en faut pour que le projet se réalise”. Il se conduit donc en passager clandestin. Est-ce une stratégie gagnante pour lui ?

Supposons que les 100 donateurs doivent faire leur choix simultanément, sans savoir ce que les autres vont choisir (ce qui se produit si on fixe une échéance au financement). Notre passager clandestin mesure le risque pris : “Si d'autres raisonnent comme moi, le projet risque d'échouer. Quel est le pourcentage moyen de son utilité que chacun est réellement prêt à donner ?”. Pour mesurer ce pourcentage, comparons le au pourcentage que chacun devrait verser pour réaliser le projet : 8000 / ( 100 x 100 ) = 80%. Si chacun versait 80% de son utilité (soit 80 €), le projet serait financé. Nous pouvons traduire ce pourcentage critique en terme de risque : si chaque donateur évalue à 80% le risque que le projet ne soit pas financé, alors il aura intérêt à verser 80% de son utilité pour rester sur sa courbe d'indifférence.

Supposons qu'un des donateur estime qu'une somme de 70% des utilités sera collectée (pourcentage inférieur au pourcentage critique de réalisation du projet). Il se dira : "Dans ce cas, le financement échouera à coup sûr ; pour se rapprocher de leur courbe d'indifférence face à ce risque, les autres donateurs, qui évaluent le risque comme moi, vont donc augmenter leur dons”.

A l'inverse, imaginons que le pourcentage des utilités estimé par ce donateur soit de 90%. Il va alors raisonner ainsi : “Les autres donateurs vont donner en moyenne 90 € : le projet va donc être sur-financé de 1000 €. Certains donateurs vont donc être tentés de ne rien donner, ce qui diminue les dons.”

Nous voyons donc que le pourcentage évalué par chaque donateur ne peut qu'être égal au pourcentage critique garantissant le financement du projet. Que ce passe-t-il si chaque donateur donne 80 € ? La somme collectée vaut 8000 €, ce qui signifie que si un seul donateur se comporte en passager clandestin, alors le financement échoue ; ce qui est une très bonne chose, car cela décourage du même coup ce comportement : chaque donateur est simultanément responsable du succès du financement ; il ne peut diminuer son don de 1 € sans faire échouer le projet. En d'autres termes, un équilibre de Nash compatible avec le financement existe.

On peut relever le seuil critique de réalisation du projet, jusqu'à obtenir la révélation de la totalité des préférences, car un équilibre de Nash existe pour tous les seuil critiques, à la condition évidente que le seuil critique reste inférieur à la somme des utilités des donateurs potentiels (ce qui relève du bon sens : un projet inutile ne sera jamais financé).

Il est intéressant de noter que les chances de succès d'un projet n'augmentent pas si celui-ci est sous-financé : plus on relève le seuil critique, plus les donateurs sont incités à révéler leur utilité. Dans l'exemple précédent le pourcentage critique de 80% ne signifie pas que le projet a 80% de chance d'échouer. Dans des conditions d'information parfaite, il a au contraire 100% de chances de réussir. On pourrait avoir un pourcentage critique d'utilité de 99%, le projet n'aurait pas moins de chance d'être financé. Celui qui fixe le seuil critique, à savoir l'initiateur du projet, va donc pouvoir maximiser le seuil critique, afin d'obtenir un financement optimal.

On objectera, à juste titre, que dans la réalité, l'information est incomplète. Mais ceci peut être contourné par des processus itératifs. En l'absence d'information, les donateurs vont augmenter leurs dons progressivement à mesure que s'approche l'échéance du projet : celui qui serait prêt à donner 100 euros va d'abord donner 20, puis 50, puis 70, puis 80 euros, jusqu'à la réalisation du projet (et si le projet se réalise alors qu'il n'a donné que 50 €, il en tire bénéfice sans avoir eu à connaître les préférences des autres).

Le même type de processus itératif peut s'observer d'un financement à l'autre. Tel initiateur de projet placera son seuil critique assez haut ; puis, en cas d'échec, il diminuera ce seuil et proposera à nouveau son projet, et ainsi de suite jusqu'à coller à la demande de ses mécènes. On entrevoit au passage les possibilités offerte par ce type de tâtonnement : l'offre colle mieux à la demande, les clients prennent une part active au projet ; sont ainsi évités les projets inutiles.

On peut avancer que, dans certains cas, les fonds récoltés seront plus importants que ceux obtenus par financement classique. Dans un financement classique, le prix de l'oeuvre est le même pour tous les clients : échappent donc au fonds récoltés les sommes que les clients désargentés auraient payés pour un prix moins élevé, ainsi que les sommes que les clients les plus intéressés auraient payés pour un prix plus élevé. Les commerçants de cette économie classique connaissent d'ailleurs bien ce problème, et le contournent en tâchant de segmenter artificiellement le marché (ce qui a, de toute manière, aussi un coût). Le mécénat par projet, à l'inverse, capture la totalité des utilités, du fait même que chacun, à la hauteur de ses moyens, est encouragé à révéler ses préférences.

Un argument avancé par les détracteurs du mécénat par projet est que l'on finance a priori un projet. Dans le cas d'une chanson, qu'elle rencontre ou non le succès, l'auteur ne touchera pas d'avantage. Cependant, l'artiste pourra se rattraper sur la chanson suivante (augmentation du coût du projet consécutif à l'élargissement de son public) et sur les biens dérivés (concerts). Même dans l'hypothèse d'un financement moins important que celui obtenu par l'économie classique, le mécénat par projet reste avantageux : il évite l'artificielle pénurie de biens immatériels et diminue par conséquent les coûts de transaction (moins d'avocats, moins de « protections » sur les oeuvres numériques, moins de police, moins d'emballages, meilleure réutilisation du travail des autres, etc...). Un dernier avantage, plus symbolique : avec le mécénat par projet, l'image que la société a d'elle-même n'est plus défigurée par les égoïsmes économiques ; les biens communs appartiennent à tous ceux qui en ont l'usage, y compris les moins fortunés.

Le mécénat par projet s'intègre malgré cela très bien à l'économie de marché. La clé de sa réussite repose sur la publicité : plus les consommateurs seront informés des projets en cours, mieux il les financeront. Ainsi, même la publicité, qui habituellement parasite l'économie de marché, devient un vecteur de progrès. A la clé : le développement d'une économie libre, bénéfique au plus grand nombre, dans les domaines aussi variés que les arts, les logiciels libres, la recherche pharmaceutique, etc...



02/10/05